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L'ébénisterie,
S’il y a un domaine où l’expression « faire dans les règles de l’art » puise sa mesure, c’est bien celui de l’ébénisterie. Le bois d’œuvre garde en mémoire le temps de sa vie passée dans la communauté sylvestre. Debout, il a répondu pendant cinquante ans, cent ans, deux cents ans à l’agressivité des froids intenses ou à la démence des chaleurs extrêmes. La brise entêtée et les vents violents ont façonné sa silhouette et parfois lui ont déchiré l’aubier. Performant et stoïque, il a vu ses racines noyées sous les pluies torrentielles et subi le siège de la sécheresse. Il a été gratté, frotté, cuit, piqué, écorcé, fouillé et farfouillé, grugé, grignoté, attaqué par les insectes et les bêtes. On a volé ses fruits, mis à sac son feuillage et, sans surprise, il est devenu complexe et souvent capricieux.
Couché sur le banc, dans l’atelier, sous les fers, il est matière première. Il nous rappellera noblement sa naissance. Le dessin de son grain racontera l’histoire de sa résilience.
Ce matériau sensible se prête à tant de forme et d’application, exige tant d’attention et de savoir-faire qu’il oblige à l’humilité et au respect. Il impose un scrupule sémantique à qui veut se qualifier d’ébéniste. Voulant me mettre à l’abri d’un potentiel conflit intérieur, tenant plus de la décence intellectuelle que de la modestie, j’ai longtemps dit: « je fais de l’ébénisterie ».
Mon premier point d’appui, j’avais dix ans et la main sur le levier qui allait commander ma vie spirituelle et professionnelle. Du temps de mon enfance, il y avait deux ateliers tricotés à même les lieux de vie et de passage de la maison familiale. Le premier, minuscule et équipé modestement d’une scie à ruban et d’une perceuse à colonne, était désigné pour le travail du bois. Le second était réservé aux assemblages, collages, peinturlurages et autres bricolages légers. C’est dire l’intrication du domestique et du professionnel dans un espace somme toute restreint où vivait sept personnes, un chien et un chat.
À partir du recyclage de pièces de bois rejetées par l’industrie, mon père créait avec génie des jouets de bois surprenants, des objouets, qui étaient produits artisanalement puis écoulés lors de l’exposition annuelle du Salon des métiers d’arts de Montréal.
Je m’initiai à la récupération, à l’optimisation et à l’économie du matériel et de l’outillage. Couper, percer, assembler entre eux des milliers de morceaux de bois destinés à alimenter une production artisanale fut la contribution de mes frères et sœurs ainsi que de moi-même au bon fonctionnement de l’entreprise familiale. L’immoralité de l’embauche d’enfants n’était pas de cette époque faut-il croire et, qui plus est, ne fut jamais soulignée par qui que ce soit à ma connaissance. Bien au contraire, je lisais l’admiration dans les yeux de la clientèle lorsqu’était évoqué le modèle d’affaires de mes parents, c’est-à-dire une main d’œuvre bon marché constituée de sa propre progéniture, comme autrefois.
J’héritai des concepts de responsabilité et de volonté. Je cultivai le toucher et je me nourris de la contemplation des compositions anarchiques inscrites par la nature sur les surfaces ligneuses. J’appris naturellement à maintenir vivante jusqu’à ce jour ma créativité — exacerbée qu’elle fût par un contexte familial prolifique.
L’apprentissage, la mémoire, la cogitation — pour ne nommer que ceux-là, car l’inventaire des outils de l’esprit est luxuriant, du rêve à l’expérimentation, de l’évaluation à la communication — s’attellent ensemble à l’idéal matériel, à savoir la procréativité, et, dans l’ordre ou le désordre, participent tous de l’idéal spirituel : la créativité.
De l’usage des outils de l’esprit, la créativité aspire à mettre au monde un nouvel objet vivant, une nouvelle pensée vivante. Quelque chose qui s’ajoute à l’édifice. Quelque chose qui se matérialise d’une manière ou d’une autre dans ce monde incarné, cela va de soi.
Il s’écrivit que je travaillerais de mes mains avec ma tête. L’approche extatique est la mienne. Elle est une démarche autant qu’un objectif et l’omniprésence de la joie en répond. Je caresserai une idée sur de longues périodes de temps, parfois des années. J’en ferai le tour bien des fois avant d’attaquer la matière à transformer. J’aurai détaillé les étapes, localisé les zones grises, dosé la témérité d’une proposition, pris plaisir à y réfléchir.
Il serait inexact, cependant, de dire qu’une fois devant l’établi, tout s’accorde ; le comment faire de certaines opérations n’est pas tout à fait arrêté. Tel ingrédient hasardeux mais indispensable offre toujours sa part de difficultés avec obstination. L’écueil est repéré et d’ordinaire j’ai prévu l’occurrence problématique dans le déroulement des étapes de la réalisation d’un ouvrage. Confiant, je sais par expérience que l’atmosphère bienheureuse où me plonge la mécanique créative saura permettre l’émergence de la solution idoine et surtout, ceci est impérieux, complètement intégrée car le travail fait en amont par l’esprit a créé un cadre, que des paramètres sont connus, qu’une suite de gestes creuse un sillon et que la réponse est dans son prolongement.
L’approche extatique prend un sens encore plus manifeste alors que je réalise une installation ou une œuvre sculpturale. L’intuition est alors pleinement mise à contribution et la raison se fait silencieuse au profit de l’improvisation. Un matin, marchant sur le haut-fond du Lac de l’Est qui s’éternise de la rive vers le large, j’eus la vision de gouttes de lumière suspendues au-dessus de la surface liquide gémellante rendant l’atmosphère soudainement lacustre ; l’inspiration surgit alors, près de Maniwaki, de la lente et symétrique volte d’un duo de cèdres blancs (Thuja occidentalis L.) ; et là, sur le lac Mékinac (mot algonquin signifiant « tortue »), je fais flotter un dôme géodésique.
Chaque ouvrage a sa muse. Elle vient de la nature. Elle vient d’une demande, d’une rencontre. Elle vient d’une commande intérieure.